Par e-mail,
le 22 mai 2018
Jusqu’à présent, cette recherche a donné lieu à une série d’expositions et d’installations, notamment Two or Three Things I Know About Provo (W139, 2011), Two or Three Things / The Brno Edition (Moravian Gallery 25e Biennale de Brno 2012) et la série d’affiches Concrete Provo (exposition collective Yes Yes Yes au Colli Independent Art Space, 2015). Provo Station : Models for a Provotarian City, l’installation la plus récente, a eu lieu en 2016, à la Galerie für Zeitgenössische Kunst Leipzig.
Une figure qui joue un rôle important dans ce récit est Rob Stolk (1946-2001), l’un des principaux fondateurs de Provo. Issu d’un milieu ouvrier socialiste, Stolk s’est engagé dans l’activisme dès son plus jeune âge. Son implication dans Provo l’a conduit à devenir imprimeur ; comme les imprimeries traditionnelles refusaient d’être associées avec le contenu subversif et parfois illégal de Provo, il n’avait pas d’autre choix que d’imprimer lui-même ces publications. En évoquant cette situation, Stolk citait souvent le journaliste américain A. J. Liebling : « La liberté de la presse est pour ceux qui en possèdent une ».
Après la liquidation de Provo, Rob Stolk est resté une figure importante dans divers mouvements post-Provo, notamment dans les débuts du milieu des squats (Woningburo de Kraker) et dans Aktiegroep Nieuwmarkt (le comité d’action qui a protesté avec succès contre la démolition du quartier Nieuwmarkt d’Amsterdam et de ses environs). En 1969, il a participé à l’occupation de Het Maagdenhuis (le bâtiment principal de l’université d’Amsterdam), faisant fonctionner une imprimerie depuis l’intérieur du bâtiment occupé.
De 1976 à 1983, il édite le magazine satirique/historique De Tand des Tijds. Dans les années 1980 et 1990, il est devenu l’un des imprimeurs culturels les plus prolifiques d’Amsterdam, jusqu’à sa mort prématurée en 2001, alors qu’il n’avait que 55 ans.
Tous ces mouvements nous ont influencés et inspirés, directement et indirectement, chacun à leur manière – et ils continuent certainement d’informer notre pratique quotidienne. Cela nous prendrait trop de temps de passer en revue ces mouvements un par un et d’expliquer précisément comment ils nous ont affectés – mais nous pouvons peut-être dire quelque chose sur ces mouvements en général.
Ce que tous ces mouvements ont en commun (et ce que nous trouvons finalement si inspirant) est le fait qu’ils ont tous essayé d’établir d’une manière ou d’une autre une synthèse totale de l’art et du quotidien. Ils ne considéraient pas l’art comme une sphère isolée, séparée de la société ; au contraire, ils ont essayé de transformer la société en une œuvre d’art en soi.
Nous pensons donc que cette idée (la synthèse de l’art et du quotidien) est la seule caractéristique qui rassemble tous ces mouvements. C’est une idée que l’on retrouve dans tous les mouvements modernistes – de Dada au surréalisme, du Bauhaus à De Stijl, de Fluxus au Pop Art, etc.
Un exemple clair de cette synthèse (de l’art et du quotidien) se trouve dans la façon dont le mouvement Provo a utilisé la ville comme plateforme de langage :
Ils et elles distribuaient des magazines et des brochures provocatrices dans les rues, collaient des affiches sur les murs, faisaient des performances sur les places publiques (et autour des statues publiques), scandaient des slogans et remplissaient les routes de signaux de fumée (l’une des plus anciennes langues du monde) lors de leurs manifestations. Grâce à ces gestes graphiques, la ville s’est transformée en une infrastructure publique de communication, une machine à multiplier et à distribuer les idées – en bref, une imprimerie métaphysique.
Nous pensons que c’est exactement cette idée, de transformer le quotidien en une œuvre d’art collective (une Gesamtkunstwerk, pour ainsi dire), que nous trouvons si inspirante.
Lorsque nous décrivons ces tactiques modernistes, nous citons souvent Marx et Engels (« La Sainte Famille », 1844) :
« Si les humains sont faits par leur environnement, alors cet environnement doit être rendu humain ».
Pour nous, cette phrase reste la définition la plus précise du modernisme, du socialisme, de l’art, du design et de la culture elle-même.
(Cela dit, nous sommes également très intéressés par l’art qui fonctionne de manière « antihumaniste ». L’art qui tente d’échapper à la société et se comporte comme s’il était « autonome », même si c’est impossible.
Un art qui est antisocial, anti-démocratique et anti-engagé – l’Art pour l’Art, pour ainsi dire. Nous pensons que cette notion d’art est également très précieuse et qu’elle joue un rôle important dans le maelström moderniste. Mais c’est une autre histoire – pour une autre fois).
Nous pensons que la notion que nous avons décrite ci-dessus (la synthèse de l’art et du quotidien) est le geste le plus politique qui soit. Elle renvoie directement à l’essence du marxisme : la libération des sens (ou, comme Marx l’a décrit, « l’émancipation complète de tous les sens et qualités humaines »).
Et nous dirions certainement que le design graphique joue un rôle crucial dans cette synthèse (de l’art et du quotidien).
Après tout, le design graphique moderne est une discipline qui a émergé de mouvements tels que Bauhaus et De Stijl, et qui fonctionne toujours comme une interface importante entre l’art et l’industrie, entre l’idéologie et la pop-culture, entre la propagande et le divertissement, entre la poésie et la pornographie. Le design graphique existe exactement dans la zone où tous ces domaines et toutes ces forces se chevauchent. En fait, le design graphique EST la synthèse de l’art et du quotidien.
Nous pensons donc que le graphisme est intrinsèquement politique.
Cependant, en ce qui concerne notre propre travail, nous pensons que cette intention politique ne se manifeste pas nécessairement par des messages politiques manifestes ou par un utilitarisme flagrant.
Nous pensons que notre travail est politique de manière plus abstraite - dans notre pratique, nous essayons d’explorer le potentiel politique de la dimension esthétique elle-même, principalement par le biais de gestes conceptuels et d’interventions autoréférentielles.
Pour parler avec Benjamin, nous essayons de « politiser l’esthétique, » plutôt que d’« esthétiser la politique ».
Ce qui est une position plutôt difficile et compliquée à prendre, et aussi très mal comprise. Les critiques décrivent souvent notre travail comme « anti-politique » ou « non-politique » – ce qui est ironique, puisque nous considérons notre propre pratique comme hautement politique. Mais c’est la vie, on dirait.
Nous pensons que Provo est toujours d’actualité, d’innombrables façons. Mais si nous devions nous concentrer sur la relation entre le mouvement, la ville et l’imprimerie, nous pensons que l’une des leçons les plus importantes que l’on peut tirer de Provo concerne le potentiel de communication de l’espace public.
Nous vivons à une époque où de plus en plus d’informations sont diffusées par le biais de médias en ligne – Internet, médias sociaux, etc. Évidemment, toutes ces plateformes semblent tout à fait publiques et démocratiques – mais à notre avis, elles sont loin de l’être. Comme nous l’avons déjà mentionné dans une interview précédente (dans le magazine Print, octobre 2011) :
« À notre avis, l’imprimé reste un média très public. Si une affiche est accrochée dans la rue, elle est vue par tous les passants plus ou moins de la même manière. Bien sûr, l’interprétation de l’affiche sera différente d’une personne à l’autre – mais grosso modo, l’affiche elle-même apparaîtra à peu près de la même manière à chaque spectateur, indépendamment de sa classe, de sa race, de son sexe, de son âge, de ses préférences personnelles, etc.
C’est différent dans le contexte d’Internet, où les sites Web et les pages se conforment instantanément pour répondre aux goûts et aux préférences personnelles de chaque spectateur. Les résultats de recherche Google changent d’une personne à l’autre, les publicités qui encombrent les profils en ligne sont spécifiquement ciblées pour chaque spectateur, etc. Cela fait des environnements en ligne, en fin de compte, des expériences individualistes qui nous isolent, malgré la promesse d’“être connecté”. »
Ce que Provo nous a montré, c’est la dimension intrinsèquement sociale et démocratique de l’imprimé et de l’espace public. Une affiche sur un mur, un slogan sur une bannière, une brochure distribuée dans la rue, une performance sur une place publique – ce sont encore aujourd’hui des gestes importants. Nous devrions essayer de voir à nouveau la ville comme une plateforme de communication publique, alors qu’Internet semble se casser un peu plus chaque fois.
Nous venons d’un milieu de fanzines. Dans les années 1980, quand nous étions adolescents, nous étions tous les trois impliqués dans ces subcultures post-punk typiques (new wave, psychobilly, two-tone ska, punk hardcore, etc.) – et les zines étaient une grande partie de ces scènes. Les fanzines ont toujours été présents dans nos vies – nous en lisions et nous en avons créés.
Déjà à la fin des années 1980, certains des mini-comics que nous avons produits ont été chroniqués dans des zines plus importants comme Factsheet Five et Maximum Rock & Roll.
Et dans les années 1990, quand on avait une vingtaine d’années (et qu’on étudiait à la Rietveld Academy), nous avons continué à faire des zines. Par exemple, entre 1994 et 1996, nous avons publié un zine punk intitulé PHK (à prononcer ‘Phuk’ ou ‘Puke’)…
Nous considérons donc que notre pratique du design graphique est une extension logique de notre expérience en matière de fanzines.
Quant à nos zines préférés… De mémoire, certains des zines que nous avons lus (de la fin des années 1980 à la fin des années 1990) et qui nous ont influencés sont (sans ordre particulier) :
Murder Can Be Fun, Drew, Dishwasher, Beer Frame, Ben is Dead, Cometbus, Motorbooty, Gearhead, Speed Kills, Skate Muties, Rollerderby, Answer Me, Sic Teen, Vague, Maximum Rock & Roll, Factsheet Five, Ugly Things, Giant Robot, Grand Royal, Bunnyhop, etc.
D’une part, c’est évidemment une référence idiote à Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1967).
Mais surtout, c’est une façon de montrer que notre connaissance de Provo est finalement incomplète, subjective et fragmentaire (à juste titre).
Au final, nous ne savons que deux ou trois choses sur Provo – nous ne voulons pas prétendre que notre interprétation de Provo est objective, complète ou fait autorité.
By email,
May 22nd, 2018
So far, this research has resulted in a series of exhibitions and installations, most notably ‘Two or Three Things I Know About Provo’ (W139, 2011), ‘Two or Three Things / The Brno Edition’ (Moravian Gallery 25th Brno Biennial 2012), and the poster series ‘Concrete Provo’ (‘Yes Yes Yes’ group show at Colli Independent Art Space, 2015). ‘Provo Station: Models for a Provotarian City’, the most recent installation, took place between March 18 and May 22, 2016, at Galerie für Zeitgenössische Kunst Leipzig.
A figure that plays an important role in this narrative is Rob Stolk (1946–2001), one of the main founders of Provo. Coming from a socialist working class background, Stolk was involved in activism from a very young age. His involvement in Provo forced him to become a printer; since mainstream printing offices refused to handle the subversive and sometimes illegal Provo material, he had no other option than to print these publications himself. Reflecting on this situation, Stolk often quoted American journalist A. J. Liebling: “Freedom of the press is for those who own one.”
After the liquidation of Provo, Rob Stolk remained an important figure in various post-Provo movements, most notably in the early squatters’ scene (Woningburo de Kraker), and in Aktiegroep Nieuwmarkt (the action committee that successfully protested against the demolition of the Amsterdam Nieuwmarkt district and surrounding areas). In 1969, he was involved in the occupation of Het Maagdenhuis (the main building of the University of Amsterdam), operating a printing press from within the occupied building.
From 1976 to 1983, he published the satirical/historical magazine ‘De Tand des Tijds’. In the 1980s and 1990s, he became one of the most prolific cultural printers in Amsterdam, until his untimely death in 2001, when he was only 55 years of age.
All these movements have influenced and inspired us, directly and indirectly, each in their own way, and they certainly continue to inform our daily practice. It would take us too long to go through these movements one by one and precisely explain just how these movements have affected us, but maybe we can say something about these movements in general.
What all these movements have in common (and what we find ultimately so inspiring) is the fact that they all tried to somehow establish a total synthesis of art and the everyday. They didn’t see art as an isolated sphere, separated from society; instead, they tried to turn society into an artwork in itself.
So we believe that this idea (the synthesis of art and the everyday) is the one characteristic that holds all these movements together. It’s an idea that can be found in all modernist movements, from Dada to Surrealism, from Bauhaus to De Stijl, from Fluxus to Pop Art, etc.
A clear example of this synthesis (of art and the everyday) can be found in the way in which the Provo movement used the city as a platform for language:
Provotarian magazines and pamphlets were distributed in the streets, posters were pasted to the walls, performances took place on public squares (and around public statues), slogans were being chanted, and protesters filled the roads with smoke signals (one of the oldest languages in the world). Through these graphic gestures, the city was turned into a public infrastructure for communication, a machine for multiplying and distributing ideas—in short, a metaphysical printing press.
We think it is exactly this idea of turning the everyday into a collective artwork (a ‘Gesamtkunstwerk’, so to speak) that we find so inspiring.
When describing these modernist tactics, we often quote Marx and Engels (from ‘The Holy Family’, 1844):
“If humans are made by their environment, then this environment has to be made human.”
To us, this sentence remains the most accurate definition of modernism, of socialism, of art, of design, and of culture itself.
(Having said that, we are also quite interested in art that functions in more ‘anti-humanist’ ways. Art that tries to escape from society and behaves as if it is ‘autonomous’, no matter how impossible that is.
Art that is anti-social, anti-democratic, and anti-engaged – l’Art pour l’Art, so to speak. We think this notion of art is quite valuable as well and also plays an important part within the modernist maelstrom. But that’s a different story—for another time).
We think that the notion we described above (the synthesis of art and the everyday) is the most political gesture there is. It refers directly to the essence of Marxism – the liberation of the senses (or, as Marx described it, “the complete emancipation of all human senses and qualities”).
And we would certainly say that graphic design plays a crucial role within this synthesis (of art and the everyday).
After all, modern graphic design is a discipline that emerged from movements such as Bauhaus and De Stijl and still functions as an important interface between art and industry, between ideology and pop culture, between propaganda and entertainment, and between poetry and pornography. Graphic design exists exactly in the area where all these fields and forces overlap. In fact, graphic design IS the synthesis of art and the everyday.
So we do feel that graphic design is inherently political.
However, when it comes to our own work, we do feel that this political intent doesn’t necessarily manifest itself in overt political messages or in blatant utilitarianism.
We guess our work is political in a more abstract way – in our practice, we try to explore the political potential of the aesthetic dimension itself, mostly through conceptual gestures and self-referential interventions.
To speak with Benjamin, we try to “politicise aesthetics” rather than “aestheticize politics.”
Which is a rather difficult and complicated position to take, and also very misunderstood. Critics often describe our work as ‘anti-political’ or ‘non-political’ – which is ironic, as we see our own practice as highly political. But that’s life, we guess.
We think that Provo is still relevant today in countless ways. But if we’d have to focus on the relationship between the movement, the city, and the printing press, we think that one of the most important lessons that can be learned from Provo has to do with the communicative power of public space.
We live in a time where more and more information is being distributed through online media – Internet, social media, etc. Obviously, all these platforms seem quite public and democratic – but in our view, they are far from that. As we once mentioned in an earlier interview (in Print Magazine, October 2011):
"In our view, print is still a more public medium. If a poster is hanging in the street, it is seen by every passerby in more or less the same way. Sure, the interpretation of the poster will differ from person to person – but grosso modo, the poster itself will appear in roughly the same way to every viewer, regardless of his/her class, race, gender, age, personal preferences, etc.
This is different within the context of the Internet, where websites and -pages conform themselves instantly to cater to the personal tastes and preferences of the individual viewer. Google Search results change from person to person; the advertisements that clutter online profiles are specifically targeted towards the viewer, etc. This makes the online environment ultimately an individualistic, isolated experience, despite the promise of ‘being connected’."
What Provo has shown us is the inherently social-democratic dimension of both printed matter and public space. A poster on a wall, a slogan on a banner, a pamphlet distributed in the streets, a performance on a public square—these remain important gestures. We should try to see the city again as a platform for public communication, as the Internet seems more broken every day.
We come from a fanzine background. In the '80s, when we were teenagers, all three of us were involved in those typical post-punk subcultures (new wave, psychobilly, two-tone ska, hardcore punk, etc.) – and zines were a big part of those scenes. Fanzines have always been around in our lives – we have been reading them and making them.
Already in the late '80s, some of the mini-comics that we produced were reviewed in bigger zines, such as Factsheet Five and Maximum Rock & Roll.
And in the '90s, when we were in our twenties (and were studying at the Rietveld Academy), we continued making zines. For example, between 1994-1996, we published a punk zine titled PHK (to be pronounced as either ‘Phuk’ or ‘Puke’)…
So we do see our graphic design practice as a logical extension of our fanzine background.
As for our favourite zines… Off the top of our heads, some of the zines we’ve been reading (from the late '80s to the late '90s), and that have influenced us are (in no particular order):
Murder Can Be Fun, Drew, Dishwasher, Beer Frame, Ben is Dead, Cometbus, Motorbooty, Gearhead, Speed Kills, Skate Muties, Rollerderby, Answer Me, Sic Teen, Vague, Maximum Rock & Roll, Factsheet Five, Ugly Things, Giant Robot, Grand Royal, Bunnyhop, etc.
On the one hand, it’s obviously a silly reference to Godard (wo or Three Things I Know About Her, Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1967).
But more importantly, it’s a way to show that our knowledge of Provo is ultimately incomplete, subjective, and fragmentary (and rightly so).
In the end, we only know a few things about Provo – we don’t want to claim that our interpretation of Provo is objective, complete, or authoritative.